Une carte. Tout était parti d’une simple carte à jouer, dix ans auparavant. Et maintenant, la voici devant cette vitrine vide, recouverte d’un panneau rouge indiquant que le local était à vendre. Dans sa main se trouvait les clés qui allaient changer sa vie. Immobile encore quelques secondes pour contempler cette devanture qui lui appartenait enfin, elle poussa un léger soupir de contentement. Prenant son courage à deux mains, elle dirigea ses doigts vers la serrure et y glissa la clé. La porte s’ouvrit et elle entra, excitée et soucieuse.
L’odeur la fit grimacer : mélange de poussière et d’humidité. Quelques toiles d’araignées vidées de leurs propriétaires s’étalaient dans les coins, au plafond, et quelques mouches mortes jonchaient le sol. Un bon coup de ménage, quelques bougies parfumées et cet endroit reprendrait vie. Un sourire illumina son visage : tout allait parfait ici.
Elle se retourna vers la large vitrine. La rue était calme et piétonne : de nombreux passants s’y aventuraient pour découvrir toutes ses petites boutiques. La sienne était installée entre une vendeuse de décoration faites main, à droite, et un fleuriste à gauche. En face, un magasin de chaussures avait ouvert quelques semaines avant qu’elle n’achète ce local.
Sa passion pour le jeu de rôle et les jeux de cartes avait débuté dans cette boutique. Venue par curiosité, elle y avait découvert ce qui lui permettait de rester debout dans les heures les plus sombres de sa vie, ce qui la rendait heureuse au quotidien. Un rêve était né : elle voulait créer son propre jeu. Avec l’aide d’amis et du gérant, elle avait pu expérimenter les premières parties et amener énormément d’évolution à ses premières idées. Jusqu’au jour où elle apprit que l’enseigne dans laquelle elle passait ses après-midi de lycée fermait définitivement, ce qui l’empêcha de continuer son jeu. Et aujourd’hui, c’était avec un honneur non feint qu’elle reprenait le flambeau dans ce même local pour faire perdurer le monde merveilleux qu’était celui du jeu.
Elle sortit du magasin et retrouva sa voiture, garée un peu plus bas. Dans une valise, elle avait récupéré des produits et du matériel d’entretien pour faire briller l’intérieur avant l’arrivée des meubles, dans un jour ou deux. Il était temps de retrousser ses manches, mais motivée comme elle l’était, rien ne lui faisait peur.
Elle commença par l’arrière boutique. Elle fit rouler la valise jusqu’au milieu de la petite pièce et alluma la lumière. L’ampoule clignota un petit instant avant de diffuser une lueur vive et chaude. Elle mit ses mains sur ses hanches et sourit : bien qu’elle ne passera pas le plus clair de son temps dans cette pièce, un bon coup de nettoyage ne serait pas du luxe. Première chose qui l’attendait : la haute étagère. En s’approchant pour vérifier l’épaisseur de la couche de poussière, elle y vit, cachée dans l’ombre, une petite figurine d’une dizaine de centimètres représentant un dragon d’eau. Dans sa main, elle était légère et lisse. Des écailles bleutées devenaient irisées à la lumière et, roulé en boule, la créature semblait dormir paisiblement. Attendrie et voulant en prendre le plus grand soin, elle entreprit de le remettre à sa place, mais il glissa entre ses doigts et se fracassa sur le sol, se répandant en un millier de petits morceaux.
Déçue, elle ouvrit sa valise et en sortit balayette et sac poubelle. Elle se pencha afin de récupérer les plus grosses pièces de porcelaine. Mais elle n’eut pas le temps de les acheminer vers le sac qu’elles s’illuminèrent dans sa main. Éblouit, elle cacha ses yeux et lâcha, par conséquent, les petits objets. Une étrange chaleur l’engloba et se dissipa presque aussitôt. Elle ouvrit les paupières, inquiète, et observa le sol. Aucune trace du dragon brisé. Elle regarda autour d’elle, mais ne vit rien, aucun indice qui pourrait lui faire comprendre où cette figurine été passée. Elle se leva, prit la balayette et, encore sous le choc de cette disparition subite, commença à retirer la poussière qui s’agglutinait sur la première étagère.
Un petit cri, indistinct, la coupa dans son action. Elle s’arrêta, tendit l’oreille et l’entendit de nouveau, venant de derrière elle. Soucieuse, elle se retourna avec lenteur et ne voyant rien à hauteur de son regard, elle le baissa. Par terre, dans l’ouverture de la porte, se tenait le dragon. Elle cligna des yeux et les frotta, ne comprenant pas pourquoi elle le voyait mouvoir ses ailes et sa queue. Le cri, plus perçant, retentit de nouveau.
Le dragon, cette figurine qu’elle avait brisé, était vivant.
Elle était dans un rêve, cela n’était pas possible autrement. Elle se pinça, mais rien ne se produisit : ni réveil en sursaut ni disparition du dragon. Et il criait toujours. Retrouvant son courage, elle se mit à genoux et avança lentement vers la petite créature pas plus grande que sa paume. Elle tendit une main en avant et il la renifla, les ailes en arrière, remuant la queue avec frénésie. Il tapota son museau sur les doigts et ouvrit sa gueule pour les mordiller. Elle rit : les petites dents provoquaient des chatouilles et attendrit, elle le regarda s’y précipiter, impatient. Alors qu’elle levait lentement le bras pour que le dragon soit en face d’elle, il tournait en rond, visiblement euphorique d’avoir trouvé un compagnon pour jouer avec lui.
Comment cette créature pouvait-elle être vivante, elle n’en avait aucune idée. Ce qui était sûr, c’est qu’elle ne pouvait l’abandonner. Semblant avoir faim, elle l’emmena vers la valise et en sortit le sandwich qu’elle avait acheté en guise de repas du midi. Avec sa main libre, elle déchira un petit bout de pain qu’elle offrit au dragon qui l’accueillit joyeusement. Sa bouchée terminée, elle le reposa sur l’étagère et découpa d’autres petits morceaux de pain qu’il croqua pendant qu’elle l’observait, à la fois attendrie et anxieuse.
Elle le regarda se délecter de son maigre repas, des couleurs irisées parsemant ses écailles dans la lueur de l’ampoule.
Les dragons n’existaient pas. Et pourtant, il y en avait un, à quelques mètres d’elle, la regardant avec un semblant de sourire, les yeux brillants. Bien qu’elle se posait mille et une question à propos de cette nouvelle réalité et de l’apparition de cette créature légendaire, elle se promit de le garder aussi longtemps qu’il existerait – en espérant qu’il ne grandisse jamais !
Elle se retourna vers la vitrine. Ce local avait d’ores et déjà changé sa vie.
Texte écrit dans le cadre de l’ID2Mars 2018. Thèmes : Carte – Festoyer